Jean DUFOURNET, L’univers de Rutebeuf, Orléans, Paradigme, 2005 ; 1 vol. in-8°, 256 p.
(Medievalia, 56). ISBN : 2-86878-253-1. Prix : € 30,00.
Les éditions Paradigme ont eu la bonne idée de rassembler les articles que J. Dufournet a consacrés au poète Rutebeuf de 1978 à 1996. La plupart avaient déjà été réunis dans un ouvrage intitulé Du Roman de Renart à Rutebeuf, paru en 1993 chez le même éditeur et regroupant huit écrits sur Renart et dix sur Rutebeuf. Ce nouveau recueil, à la présentation plus soignée, ajoute quatre études aux dix précédemment publiées, à savoir : Les poèmes de Rutebeuf, Desserrer l’étau de la mort : de Rutebeuf à Villon,
Quelques exemples de la défense des jongleurs au Moyen Âge et La cécité de Rutebeuf, dont la provenance doit être complétée : il s’agit d’une notice extraite du numéro spécial de la revue consacré aux Figures littéraires de la cécité du Moyen Âge au XXe siècle1.
Après l’introduction de R. Dragonetti soulignant à juste titre la polyvalence, la pertinence et l’aspect novateur des travaux critiques de J.D., une première approche classe très clairement l’oeuvre de Rutebeuf, abondante et disparate, selon les thèmes développés, les grandes causes défendues et la chronologie (p. 25-39). L’A. dégage ainsi cinq grands massifs : les poèmes de commande relatifs à l’Église et à la querelle opposant les ordres mendiants à l’Université ; les autres pièces d’actualité prêchant la croisade ; les « poèmes de l’infortune », tournés « vers la satire du monde » et vers
« la réalité médiocre des souffrances de la vie banale » ; les oeuvres religieuses (vies de saintes, miracles et poésies mariales) ; enfin les pièces à rire (fabliaux, débats et monologue comique). Il s’intéresse aussi à l’ambiguïté du sobriquet du poète (p. 67-74) et à sa condition de jongleur (p. 229-249). Ici et là il découvre des échos entre ses poèmes et le Roman de Renart (p. 41-60), entre Rutebeuf et Villon (p. 205-227) ou entre le Miracle de Théophile et plusieurs pièces (p. 161-180).
À des commentaires littéraires judicieux sur la Complainte Rutebeuf (p. 83-89), la Pauvreté Rutebeuf (p. 91-101), la Repentance Rutebeuf (p. 103-118) ou les vingt et un premiers vers de Renart le Bestourné (p. 61-65), se mêlent des analyses plus générales, concernant « la poésie de l’eau » (p. 75-82), la Vierge (p. 181-203), la mort (p. 205-227), et les images récurrentes d’un monde perverti, renversé, masqué, fermé, où « le Mal livre une guerre constante au Bien » (p. 135), où « les justes, les bons, les malheureux sont abandonnés » (p. 141), où « l’obscurité triomphe de la lumière » (p. 153), où « le Mal s’est glissé à l’intérieur du Bien et en a revêtu l’apparence » (p. 156).
En définitive les quatorze articles de grande qualité, réunis dans ce livre, nous permettent de mieux comprendre la véritable personnalité de ce poète, moraliste satirique et voir disant, l’originalité et l’unité d’inspiration d’une oeuvre, certes encore soumise aux goûts et aux idées de ceux qui le rétribuent, certes en partie conforme aux thèmes et aux procédés rhétoriques de son époque, mais qui s’écarte des traditions et notamment de la lyrique courtoise par une authentique présence au monde. Rutebeuf a tellement côtoyé d’imposteurs et d’hypocrites, il a pris lui-même tant de masques qu’il sait bien que le plus sûr moyen d’obtenir le Salut, d’atteindre le Paradis, c’est de suivre la voie difficile et peu fréquentée, la voie constamment attaquée par les imposteurs de toute nature, la voie qu’il défend de toutes ses forces par la magie de son verbe, la Voie de la Vérité.
Claude LACHET
1. T. 12-13, 1996, p. 151-153.