Une nouvelle édition du Jeu d’Adam – titre habituellement utilisé (mais pourquoi ?) pour l’Ordo representacionis Ade du manuscrit de Tours 927 – était urgente, et l’on ne peut que saluer le courage de Christophe Chaguinian de s’être attelé à la tâche et d’avoir songé aussi à nous procurer une traduction juxtalinéaire de ce texte en somme assez problématique1. C’est un texte classique, un moment essentiel dans le développement de l’écriture théâtrale, mais nous n’arrivons toujours pas à comprendre au juste ce que ce manuscrit représente précisément. Rappelons que ce texte, au XIIe siècle, se situe dans un contexte où il n’y a pas encore vraiment une écriture théâtrale, mais que le manuscrit de Tours nous transmet quelque chose qui, selon les normes des historiens du XIXe siècle tout comme peut-être selon celles de l’honnête homme de ce temps, relève de l’histoire du théâtre – et ce dans un ensemble de textes où il est difficile de déterminer où, exactement, commence et finit le jeu, surtout si l’on prend en compte qu’une représentation peut être plus qu’un texte d’auteur : c’est alors à l’éditeur qu’il incombe d’en faire, par la mise en page, du théâtre, un théâtre qui a pu être mais qui, à cause de multiples incertitudes, a tout aussi bien pu ne jamais exister. Entre le texte, le spectacle, le scénario ou le livret : nous avons du mal à comprendre nos documents, surtout quand ceux-ci émergent dans un vide. Ce Jeu d’Adam n’est pas une pièce de théâtre, mais on a voulu y voir, à juste titre peut-être, un texte – le terme a son importance – qui s’apparente à ce que nous appellerions aujourd’hui du théâtre. Cette instabilité du statut du texte a été, depuis les premières tentatives, le grand problème de l’édition de ce texte : quels éléments dans le manuscrit peut-on regrouper sous un ensemble qui serait ce « jeu dramatique », si le concept de « jeu dramatique » n’existe pas encore ? Comment, dans une telle situation, faire une édition critique de ce qui serait « le » Jeu d’Adam ? L’auteur se rend pleinement compte de tout cela, il le sait, il le comprend, mais il lui faut à partir de cela nous procurer une édition « critique » de l’ensemble qu’il considère comme le Jeu d’Adam. Par une intelligente mise en contexte de ce jeu dans le manuscrit, contenant aussi un jeu latin sur la Résurrection et des danses cléricales, Chaguinian situe la composition de la pièce au sein d’une grande église séculière et il formule même la « simple hypothèse » (p. 41) selon laquelle il faut songer à la cathédrale de Sens.
2Le livre offre une introduction bien documentée, une édition du texte avec traduction juxtalinéaire ainsi qu’une étude linguistique par Catherine Bougy et une étude des répons par Andrea Recek, et ces deux compléments sont bienvenus et essentiels. L’étude des répons est brève ; l’étude de la langue peut passer pour un modèle du genre, au sens où – au lieu de partir simplement d’une localisation simple et sédentaire – elle rend compte aussi de la mobilité des hommes et des tics linguistiques (un Anglo-normand peut bien avoir travaillé dans le Midi de la France, un Occitan a pu avoir sa place à la cour d’Angleterre). Le texte, on le sait, est des plus problématiques et il n’est guère à sa place dans la production écrite du XIIe siècle, mais en même temps il existe et il a acquis un statut presque mythique dans une certaine historiographie téléologique du théâtre. On appréciera ainsi dans cette édition l’absence de toute référence au devenir de « notre théâtre », de toute vue téléologique sur le développement du théâtre français, de toute appréciation de ce texte comme chef-d’œuvre (quoique, p. 9, il soit question d’une « œuvre remarquable », p. 16 de « raffinement littéraire »), car quand on est seul, on est chef-d’œuvre – quand est plusieurs, cela reste à voir. L’auteur a bien eu l’intelligence de ne pas se laisser prendre au piège, et il faut le louer déjà pour cette seule raison.
3Ce qui fait toute l’importance de cette édition, c’est sans doute sa précision et sa manière de montrer les problèmes plutôt que de donner aussitôt dans la pleine spéculation. S’y ajoute la fascinante position de l’éditeur entre le commentaire du canon littéraire et l’œil de l’historien. On appréciera dans l’introduction la formulation claire et précise des problèmes que nous pose ce texte, une bonne mise au point et des suggestions stimulantes, malgré l’absence de réponses. Le texte reste un problème, mais on voit un peu plus le contexte où il faudra placer ce problème. L’hypothèse sénonaise peut être vue comme une manière intelligente d’interpréter les indices linguistiques sans se laisser aller à une localisation mécanique qui n’aurait aucun sens et aboutirait de toute manière à une impasse.
4En fait, ce que le lecteur aimerait bien savoir, c’est tout simplement ce que c’est que ce manuscrit par rapport à une représentation. La documente-t-elle après coup ? En constitue-t-elle le scénario ? Toute interprétation d’un texte comme le Jeu d’Adam devra commencer par la simple question : qu’avons-nous en main, pourquoi l’avons-nous, comment et pourquoi s’est constitué ce document ? Une fois la position du document dans le processus qui va de la préparation du spectacle à sa réalisation et à sa mémoire à peu près fixée, ce qui veut dire, une fois l’usage, mais aussi l’objectif de la constitution du document établi avec quelque certitude, on peut alors s’adonner aux des spéculations, les une fondées, les autres un peu moins.
5Mais ce sont là justement des questions auxquelles nous n’avons pas de réponse – et ni Chaguinian ni d’autres éditeurs n’ont vraiment bien cherché à y répondre (mais il faut dire aussi que la bibliothèque de Tours ne laisse guère de possibilité aux chercheur d’arriver, par une étude matérielle du manuscrit).
6Sur le plan plutôt « technique », il y a une chose qui cloche. Le lecteur qui aura scrupuleusement étudié la section « Choix éditoriaux et établissement du texte » ne peut pas se faire une idée de la manière dont la manuscrit présente les interlocuteurs (a. et e. pour Adam et Ève) – ce qui constitue tout de même une information essentielle, car la « normalisation » du « texte de théâtre » dans cette édition s’est bien faite selon une norme qui ne se développera que plus tard pour le théâtre vernaculaire. En consultant ce texte critique – transparence oblige – on ne peut pas vraiment se faire une idée de la présentation visuelle dans le manuscrit.
7Un autre point précis attire notre attention, c’est celui des soi-disant « irrégularités métriques ». Citons l’introduction : « Pour ce qui est des nombreuses irrégularités métriques, nous croyons qu’une grande partie d’entre elles résulte de modifications apportées par les acteurs ; d’après le témoignage remarquable du Jeu d’Adam, texte joué, il apparaît que les acteurs médiévaux, tout comme ceux de notre temps, n’hésitaient pas à retoucher leurs répliques » (p. 10). Cela implique que le texte conservé suit une représentation ou un travail commun d’une troupe d’acteurs – mais en fait on ne peut rien en savoir. Par ailleurs, l’idée même d’« irrégularités métriques » part de l’idée selon laquelle une norme métrique a dû exister. Les choses se compliquent lorsque l’auteur se permet de parler de « ce que nous savons sur le travail des acteurs au Moyen Âge », car pour le XIIe siècle, nous n’en savons (strictement ou presque) rien et peut-être encore moins. On peut prendre la question sous un autre angle. N’est-il pas, en effet, imaginable que ces « irrégularités » et notamment l’instabilité de la syllabisation, au lieu de relever de la linguistique au sens propre, soient dues à autre chose ? Ne peut-on pas penser que des contraintes de la diction, récitation ou chant, sur laquelle a été « collé » ce jeu ont nécessité un travail souple de syllabisation, non pas comme indice de l’origine linguistique, mais simplement pour respecter le rythme d’une diction commandée peut-être par l’origine latine de celui-ci, ou par la musique ? C’est au moins une hypothèse qui pourrait expliquer le caractère, affirmons-le, tout à fait inhabituel de cette versification.
8Une autre question a à voir avec la mise en scène. Le texte n’est certes pas avare d’indications scéniques, et on peut bien se demander si ces indications s’adressent à des personnes qui ignorent plus ou moins l’essence de ce qui fait le théâtre, à tel point elles nous (nous !) semblent élémentaires. Prenons un exemple au hasard. Dès le début, le texte nous explique l’essence de sa mise en scène. Dans la traduction de Chaguinian : « Le paradis sera établi dans un lieu relativement élevé. On mettra des voiles et des rideaux de soie tout autour, à une hauteur telle que les personnes qui seront dans le paradis soient vues à hauteur d’épaules. »
9En fait, il y a un document tout à fait extraordinaire, du XIIIe siècle (un siècle plus tard, est-ce donc toujours utile ?), qui semble appeler au rapprochement. Il s’agit d’une illustration marginale au f. 191r d’un manuscrit du Speculum doctrinale de Vincent de Beauvais conservé à Bruges, que l’on peut admirer sur le site de la bibliothèque2 : ne voit-on pas, ici, à une distance d’un siècle, exactement ce que le rédacteur du Jeu d’Adam a voulu dire ? Et si l’on est prêt à aller un peu plus loin dans les anachronismes, on peut se rendre compte que les conseils aux acteurs dans l’indication initiale du Jeu d’Adam se retrouveront, à la négative, dans les documents du Parlement de Paris en 1542 et en 1548, où l’on reproche justement aux acteurs de ne pas faire ce que les didascalies du Jeu d’Adam avaient si bien expliqué. Des siècles de distance, mais les termes sont identiques, voilà qui est curieux et saugrenu.
10Autant dire que le Jeu d’Adam garde ses mystères, et que trois nouvelles éditions (cf. note 1) ne suffiront pas à les élucider. Autant dire aussi que, si le lecteur veut avoir une simple réponse à la question « quelle édition acheter ? », il se voit placé devant un dilemme. Réflexion faite, et sans vouloir minimiser en aucune manière les qualités des éditions Dominguez et Hasenohr, l’édition de Chaguinian nous livre un bon texte avec une mise en place intéressante. Que, personnellement, je puisse conseiller à tous d’acheter les trois éditions, et d’essayer de se faire une idée de ce qu’a pu, finalement, être ce Jeu d’Adam, et d’essayer aussi, en partie à partir des remarques faites dans ce compte rendu, de se faire sa propre idée de ce qu’a bien pu être ce texte, n’enlève rien à la qualité ni à la pertinence de cette belle nouvelle édition du Jeu d’Adam. Remercions l’éditeur pour cela.
1 Le Jeu d’Adam a fait l’objet dernièrement d’un intérêt renouvelé : Véronique Dominguez l’a édité et traduit dans la collection Champion Classiques (Le Jeu d’Adam, Paris, Champion, 2012) ; de même pour Geneviève Hasenohr, avec une introduction co-signée par Jean-Pierre Bordier (Le Jeu d’Adam, Genève, Droz, 2017) ; enfin, un peu plus tôt, en 2010, Sonia Barrilari en a publié une version avec traduction italienne en regard (Adamo ed Eva. Le Jeu d’Adam : alle origine del teatro sacro, Rome, Carocci, 2010). Ajoutons que Chaguinian a depuis assuré la publication d’une collection d’études sur le jeu et son manuscrit : The Jeu d’Adam : MS Tours 927 and the Provenance of the Play, Kalamazoo, Medieval Institute, 2017.
2 http://cabrio.bibliotheek.brugge.be/images/hf/HIF060912_41.jpg