Une édition bilingue offre vingt-six poèmes de cet Anglais, converti, qui mourut en 1979 en soignant les lépreux. Il laisse une œuvre immense.
Rimbaud était l’homme aux « semelles de vent ». Son frère en poésie, John Bradburne (1921-1979), marchait pieds nus. Pour ce vagabond mystique que l’Église béatifiera sans doute un jour, les seuls pieds qui comptaient étaient ceux de ses rimes. Elles chantaient Dieu et la beauté de sa Création – dont la reine était, selon lui, l’abeille.
Bradburne est l’auteur d’une œuvre colossale : environ six mille poèmes, près de deux cent mille vers. Battu, notre Victor Hugo national, et même Shakespeare. Certes, les pieds de John ne sont pas tous de la même pointure. Certains vers sont de qualité moyenne (manquant de papier, il remplissait de rimes le moindre espace vierge de son cahier). « Mais, lyriques ou cocasses, inspirés ou plus terre à terre, savants ou naïfs, ces vers témoignent d’abord d’une immense tendresse pour la beauté de la vie », souligne Yves Avril, préfacier et éditeur de Étrange vagabond qui ne sait quoi chercher, ouvrage bilingue qui présente vingt-six poèmes. L’Anglais joue et jongle avec les mots, use de calembours où l’on perdrait souvent son latin s’ils n’étaient en anglais. « Il se plaît parfois exagérément aux allitérations, reconnaît Yves Avril. Citons le fameux vers, bibliquement irréfutable mais véritable défi pour le traducteur : “First Eve fell fast for fallen fiend’s false fable” (amis lecteurs, à vous de traduire !). Bradburne fait irrésistiblement penser à Verlaine pour le meilleur… et pour le moins bon. »
Une naissance aux accents prophétiques, entre l’Éden et la Croix
Comme Rimbaud, Bradburne ne tient pas en place. Fils d’un pasteur anglican d’un village du Cumberland, « il est né le 14 juin 1921, entre l’Éden et la Croix, plus précisément à l’est de l’Éden et au pied de la Croix »,rappelle Didier Rance, auteur d’une biographie éminente sur ce « vagabond de Dieu ». « L’Éden est le nom du petit fleuve côtier qui borde son village natal, Skirwith, et la Croix celui de la montagne Cross Fell, au pied de laquelle se trouve le village. » Du Paradis au Golgotha ?« La métaphore géographique semble annoncer un destin », répond Didier Rance.
John chercha longtemps sa voie. Il fut tour à tour soldat héroïque (en Malaisie, lors des combats menés par les Britanniques contre les Japonais), forestier, apiculteur, maçon, instituteur, soutier, jardinier… Reçu dans l’Église catholique en 1947, il frappa à la porte des Franciscains, des Chartreux, des Bénédictins. Sans trouver sandale à son pied.
Lui qui, enfant, préférait se cacher à la cime des arbres qu’aller à l’école « vouera toute sa vie une passion à la nature, la musique, la poésie, la liberté », dit Yves Avril. Cheveux longs et idées fortes, Bradburne, en mai 1968, soignait les lépreux en Afrique. Voilà qui fait davantage avancer le monde que les « manifs » de jeunes nantis qui s’ennuient.
En 1979, lors des combats qui précédèrent l’indépendance du Zimbabwe, Bradburne est pris en otage par des rebelles. Déclaré non coupable, il est libéré lorsqu’un guérillero lui lâche une rafale dans le dos. John s’écroule sur la piste rouge, qui boit son sang. Ce fils spirituel de François d’Assise avait prié Dieu de lui exaucer trois vœux : mourir martyr ; vivre avec les lépreux ; être enterré dans l’habit franciscain. Dieu le combla. Ce martyr fut enterré en bure dans la terre nue. Forcément pieds nus.