Le Jeu d’Adam
Le Jeu d’Adam, établissement du texte, traduction et introduction de Christophe Chaguinian, étude linguistique du texte par Catherine Bougy, étude des répons par Andrea Recek, Orléans, Paradigme, « Medievalia » 85, 2014, 222 p.
Œuvres, personnages et lieux littéraires :
1Les éditions du Jeu d’Adam, monument du théâtre médiéval français, ne manquent certes pas – on en compte une dizaine au xxe siècle, auxquelles s’ajoutent deux éditions plus récentes encore : celle de Sonia Maura Barillari en 2010 (Roma, Carocci, avec traduction italienne) et celle de Véronique Dominguez en 2012 (Paris, Champion Classiques, avec traduction en français moderne). Christophe Chaguinian justifie donc son travail et cette nouvelle édition non pas par des raisons rattachées au texte au sens philologique – un seul manuscrit transmet le Jeu, qui pose néanmoins de nombreux problèmes à cause d’une versification particulièrement irrégulière –, mais par des questions d’interprétation. Il met notamment en question : (1) l’origine monastique de la pièce, qui appartiendrait au contraire « au répertoire d’une église cathédrale ou une importante collégiale » (p. 9) ; (2) la cause des irrégularités métriques, qu’il attribue non pas au copiste ou à la tradition manuscrite perdue, mais aux acteurs ; (3) le rapport entre répons en latin et pièce en français : plutôt que de voir dans les vers une farciture des répons, ceux-ci auraient été ajoutés dans un second temps.
2L’« Introduction » vise surtout à fournir les preuves – ou, mieux, quelques indices – qui permettent d’étayer les hypothèses formulées par l’éditeur. La description du manuscrit de Tours (Bibliothèque Municipale 927) étant nécessairement de seconde main (« la bibliothèque rend la consultation du manuscrit difficile » et C.C. ne l’a eu entre ses mains qu’une seule fois : p. 12 et note 5), la discussion porte rapidement sur d’autres problèmes : le rapport entre le Jeu et les Quinze signes du Jugement dernier, qui suivent immédiatement dans le manuscrit et font partie de la même unité codicologique (f. 40-46), mais qui sont exclus de cette édition, puis entre le Jeu et les répons. Souvent C.C. prend le contrepied des opinions reçues : par exemple, si Paul Aebischer voyait dans le Jeu une pièce lacunaire, celle-ci est complète aux yeux de l’éditeur ; encore, le drame devait trouver son lieu de représentation à l’intérieur de l’église, plutôt qu’à l’extérieur ; quant à la période, elle serait à situer dans le temps de Noël ; l’auteur, anglo-normand pour la plupart des critiques, serait plutôt continental (p. 47 ; voir infra, l’analyse linguistique). Dans l’ensemble, C.C. estime qu’au lieu de définir le Jeu comme « une pièce atypique » (p. 32), il vaudrait mieux de réviser nos propres paramètres de définition du drame liturgique. Son argument le plus faible nous semble être la discussion de la métrique, dont on a rappelé les anomalies (avec nombre de vers hypo- ou hypermétriques) : selon C.C. le manuscrit garderait les traces du jeu des acteurs, qui auraient modifié les vers pour obtenir « une diction plus naturelle » (p. 52) ; à ses yeux, la copie de Tours pourrait même être le résultat de l’assemblage des « rolets ayant servi au spectacle » (p. 54). On entrevoit les mérites et les points faibles de cette étude liminaire : si elle fait le point de toutes les questions fondamentales que pose cette pièce unique, et sur les réponses offertes jusque là par la critique, les arguments que fournit les nouvel éditeur ne nous semblent pas toujours solides.
3Le texte, édité sur la page de gauche avec apparat critique, est accompagné de la traduction en français moderne, publiée en regard (p. 72-145). Quelques choix nous paraissent discutables, par exemple au v. 52, où « n’en » devrait être lu « nen » (« Et serras sains, nen sentiras friczion » : la confusion nen /non est pourtant commentée dans la note 6 p. 147 ; trad. p. 77 : « Tu seras sain, tu ne sentiras pas de frissons »). Le commentaire aux v. 323-325 nous paraît franchement contestable ; juste après avoir goûté la pomme, Adam s’exclame : « Allas ! Pecchable, que frai ? Mun criator cum atendrai ? Cum atendrai mon criator… ? » (trad. p. 99 : « Hélas ! Pécheur, que vais-je faire ? Comment vivrai-je en attendant l’arrivée de mon créateur ? ») ; dans la note 46, p. 153, C.C. affirme en effet : « Il nous semble qu’Adam parle ici non de l’arrivée de Dieu qui va punir, mais de celle du Sauveur auquel il est fait allusion au v. 334 » (« En emfer serra ma demure Tant que vienge qui me sucure », v. 333-334) ; à notre avis, il s’agit plus vraisemblablement de la reprise, en chiasme, de la même formule, Adam exprimant ici tant son désespoir que sa crainte à l’égard de Figura. À un endroit, il nous semble que l’expression de la valeur minimale par une image figurée n’a pas été reconnue : « Icist conseil ne vealt un oef ! » (Caïn au v. 664 : trad. « Ce conseil ne vaut rien » p. 123 ; pas d’entrée oef dans le Glossaire). La traduction est parfois approximative : ainsi au v. 549, où « Menez en serroms en emfer laidement » (Adam à Ève ; la leçon laidement est douteuse) est traduit « Pour notre peine nous serons emmenés en Enfer » p. 115 ; ou au v. 581, où « Tu mesfesis mes jo sui la racine » (Ève à Adam : sic, ajouter une virgule avant mes) est traduit « Tes mauvaises actions, j’en suis la source »p. 117 ; encore, v. 628, « Jo t’en chasti » (Abel à Caïn) devient « Je t’implore » en fr. moderne p. 121. On souhaiterait parfois une ponctuation un peu plus généreuse : au v. 187, « Escut Adam entent a moi » (trad. « Écoute Adam, fais attention à ce que je dis »), le vocatif gagnerait à être isolé par deux virgules, tant en ancien français qu’en français moderne.
4Dans les Notes p. 147-160 sont réunis des commentaires développés sur le manuscrit, la langue, la versification ; parfois les choix des éditeurs précédents sont rappelés et discutés : curieusement, l’édition Dominguez n’y est jamais citée. Le Glossaire (p. 161-168), selon les propres mots de l’éditeur, « ne contient que les mots et epressions qui nous semblent pouvoir poser problème » (p. 161). Nous nous permettons une remarque à propos de manage, traduit « fait d’habiter » p. 165, alors que ce serait plutôt la locution faire manage (« habiter, séjourner ») qu’il faudrait analyser (et d’ailleurs le v. 100, « ici feras manage », est bien traduit « tu vivras ici » p. 81).
5Catherine Bougy s’est chargée de l’« Étude de la langue » (p. 169-212) ; son analyse, détaillée, vise à distinguer dans la mesure du possible ce qui revient au scribe et ce qui remonte à l’auteur, ainsi qu’à montrer l’origine continentale, normande, du texte : pour ce faire, C.B. souligne aussi l’absence de certains phénomènes typiques de la langue insulaire du xiie siècle. La conclusion, prudente, revient encore sur le caractère « énigmatique » du texte (p. 210), même si l’hypothèse de l’intervention d’un ou des « interprètes de la pièce » est une fois de plus avancée (p. 211).
6Quelques pages sont aussi consacrées aux sept incipit de répons latins (office de matines de la Septuagésime) enchâssés dans la pièce : Andrea Recek, Étude sur les répons du Jeu d’Adam, p. 213-220, avec liste des manuscrits qui contiennent les répons présents dans le Jeu.
7Une « Bibliographie sélective » est réunie aux p. 59-69.
Maria Colombo Timelli, « Le Jeu d’Adam », Perspectives médiévales [En ligne], 37 | 2016, . URL : http://peme.revues.org/12162 Université Paris IV-Sorbonne