La biographie d'André Thevet par Frank Lestringant est inconstestablement une pierre majeure qui s'ajoute à une œuvre exemplaire consacrée aux origines renaissantes de l'américanisme français. Rappelons les volets précédents dont nous avons ici rendu compte : Le Huguenot et le Sauvage (Paris, 1990) et L'Atelier du Cosmographe ou l'image du monde à la Renaissance (Paris, 1991)1. Ces contributions précieuses, parues chez différents éditeurs, se complètent et constituent un ensemble dense et homogène qu'il faut parcourir dans son intégralité pour mieux en apprécier les partis pris, les apports et l'originalité. Une érudition jamais défaillante, nourrie par une connaissance exhaustive des textes, nous entraîne au plus profond de l'émergence et de la construction d'un système de représentations : celui-ci se déploie autour d'une Amérique brésilienne, saisie à travers la France antarctique, et de la figure du Sauvage qu'inspire le Tupinamba. Les écrits d'André Thevet en représentent un jalon essentiel, dont l'importance n'avait échappé ni à Alfred Métraux ni à Claude Lévi-Strauss. Les Singularitez, de la France Antarctique (1557) et la Cosmographie universelle signalent l'entrée des lettrés français dans le champ d'une entreprise qui vise, après les Espagnols mais avant les Anglais et les Hollandais, à décrire l'Amérique et le monde. Les textes de Thevet étaient cités, exploités. Il manquait une enquête détaillée sur ce cosmographe qui fut aussi ethnographe à ses heures, voué à « cette science des confins dont [cet] arpenteur des extrêmes s'était fait une sorte de spécialité » (p. 325). Il fallait également replacer Thevet dans la richesse et la singularité de la Renaissance française. En excellent seizièmiste, F. Lestringant insiste justement sur la « révolution sociologique » qu'introduisent les poètes de la Pléiade en mêlant l'apport du cordelier angoumois, les observations de Pierre Martyr, la nostalgie d'un âge d'or et les malheurs des temps présents. La France brésilienne devient dans leurs vers l'antithèse d'une France tombée dans la barbarie et ses habitants sont exaltés : « l'Indien nu et cannibale est allégorisé : avant d'exister pour lui-même, il signifie pour autrui. Son image ' estrange ' délivre une leçon morale instantanément lisible » (p. 117).
L'œuvre de Thevet est ainsi profondément marquée par les bouleversements de son temps et les aléas de sa carrière, elle se situe au cœur des polémiques religieuses et politiques qui ébranlent une France agitée par les guerres civiles et les luttes entre catholiques et protestants. Les tensions entre les intérêts de la carrière, les pressions de l'engagement et la recherche à tout prix d'une notoriété dans le monde des lettres, l'affrontement des cabales littéraires et intellectuelles jalonnent une trajectoire souvent infortunée : celle-ci valut à Thevet un discrédit qui ne .fit que s'amplifier au cours de l'âge classique : « son outrecuidance de parvenu et d'autodidacte était devenue insupportable à des lettrés pour qui la bonne éducation, entendez celle de l'élite nobiliaire et bourgeoise, et aussi le labeur recueilli dans un cabinet de travail étaient les conditions indispensables à la reconnaissance littéraire et scientifique » (p. 308).
L'auteur, d'autre part, reprend les réflexions sur le statut de la « singularité » à la Renaissance qu'il avait déjà développées dans un article des Studi Francesi. La « singularité » occupe un espace mouvant entre le domaine fascinant de la merveille et celui de l'incrédulité. C'est sans conteste une des catégories clés de l'imaginaire renaissant, et l'extension des remarques de F. Lestringant au domaine italien, hispanique ou portugais démontrerait sans peine qu'elle sert couramment à construire la représentation de l'exotique, de Tailleurs et de l'Autre « en transitant d'un auteur à l'autre, en dépit des réfutations ou des marques d'ironie qui l'accompagnent » (p. 314).
Un appendice composé de pièces en vers dédiées à Thevet, de la correspondance du cosmographe et de documents d'archives encore inédits, et enrichi d'une bibliographie de ses œuvres, achèvent de faire du livre de F. Lestringant un instrument de référence pour l'américaniste, le lecteur curieux des origines de l'ethnographie et l'historien soucieux de rompre avec une vision trop hexagonale du royaume des Valois.
L'édition par F. Lestringant du texte fameux de Jean de Léry, Histoire d'un voyage fait en la terre du Brésil, prolonge heureusement cette exploration de l'américanisme français au xvr siècle. Une préface et un épilogue présentent celui qui fut le rival de Thevet et, probablement, la meilleure source de notre connaissance de la France brésilienne. Il n'était pas inutile de rappeler que la force et la pénétration de ce texte émanent en partie du contexte de guerre dans lequel il a été rédigé : « en. filigrane du spectacle d'une nature déchue sans doute, mais presque intacte encore, se perçoit la rémanence d'une barbarie sans nom, pire incomparablement que celle des prétendus sauvages » (p. 10). Constat qui souligne une fois de plus l'impact déterminant de l'atmosphère d'une France troublée sur l'éclosion du regard américaniste et de notre tradition ethnographique. Un glossaire, une iconographie commentée et une bibliographie accompagnent cette édition scrupuleuse dans ses choix, destinée à faire connaître d'un plus large public les écrits du cordonnier de La Margelle en Bourgogne, dont on a dit qu'ils constituaient le « bréviaire de l'ethnologue ».
Signalons également, toujours du même auteur, la publication d'une quinzaine d'études sur Postel, Bodin, Rabelais sous le titre Écrire le monde à la Renaissance. Ces textes érudits et toujours suggestifs confirment la place eminente qu'occupe désormais F. Lestringant dans l'historiographie du xvr siècle et dans la réflexion sur les origines de l'ethnographie française.
Serge Gruzinski CNRS, Paris
1. Cf. L'Homme 122-124, n° spec. : La redécouverte de l'Amérique : 433-434.