Abordant les questions de l'énonciation, de la représentation temporelle, de la phrase, Catherine Rannoux, maître de conférence à l'Université de Poitiers, met ici en oeuvre les outils de la linguistique pour tenter de définir l'écriture de Claude Simon dans La route des Flandres.
Reprenant partiellement des travaux déjà effectués sur l'œuvre simonienne, notamment sa thèse, C. Rannoux propose au public des étudiants et candidats aux concours, mais aussi au public cultivé intéressé par le roman contemporain, une analyse fouillée et fondée sur les travaux récents de linguistique de la manière dont la création romanesque, dans ce texte désormais reconnu comme important, s'appuie sur le travail de la langue, confirmant le grand intérêt des textes de Claude Simon dans une perspective conjointement linguistique et littéraire. À cet égard, l'épigraphe de Meschonnic qui associe langue et rêve est d'emblée très prometteuse, comme la fin de l'introduction fixant un programme stimulant : « Autant de tentatives d'éclaircissements qui devraient permettre au lecteur de se perdre en toute conscience dans le labyrinthe simonien » - avec un sens de la formule et de l'image souligné par J.-P. Seguin dans sa préface. En effet, l'étude linguistique, si minutieuse soit-elle, ne se présente jamais ici comme un aplanissement des difficultés ni comme une réduction du mystère du texte, au contraire c'est des difficultés auxquelles se heurte le lecteur que l'auteur part judicieusement pour construire une interprétation qui laisse toute sa part à l'ambiguïté d'« une architecture instable, sans cesse en train de trembler sur ses fondations » (une des constatations importantes est l'usage que cette écriture fait du « leurre », et un heureux « rideau textuel » apparaît par exemple p. 134).
Les deux premiers chapitres, les plus amples, « Le chaos organisé : une écriture reflexive » et « L'histoire ou la répétition sans fin », comportent des analyses très fines - notamment sur le cliché et le stéréotype, sur la théâtralisation -, s'appuyant précisément sur le texte dont les citations permettent toujours au lecteur de suivre le raisonnement (citer Claude Simon n'est pas facile, mais est indispensable). Aussi précises sont les références aux ouvrages généraux et à la critique simonienne, même si la bibliographie peut encore être complétée sur l'utilisation intertextuelle d'Apulée. La connaissance de l'ensemble du corpus simonien (est prise en compte aussi la correspondance avec Dubuffet) fournit à l'occasion des confrontations utiles. Le lecteur frustré dans sa curiosité regrette seulement que la description de la femme Centaure «transcrite semble-t-il de l'italien, si l'on en jugeait par la traduction des mots en marge» (R.F., p. 52) ne soit pas abordée, même rapidement, car elle entre en relation avec le mythe, mais aussi le pittoresque et la phrase, et pose le problème du bilinguisme et de la citation. La notion récurrente de « référentiel romanesque » mériterait d'être explicitée et peut-être discutée, si consciente que soit C.R. de l'« ambiguïté référentielle » (p. 136) du texte (« mise en conformité du référentiel romanesque avec les sollicitations de la langue » p. 110, « nouvelle version du référentiel romanesque » p. 128 : ne vaudrait-il pas mieux parler de matériau?) De même faut-il admettre sans justification que « la finalité avouée [de cette écriture] est de mimer le processus fragmentaire et continu de la remémoration » (p. 144) ? La problématique de la référence et de la représentation, même au stade de La Route des Flandres, peut paraître encore plus ambigu et « labyrinthique ».
Le troisième chapitre, très intéressant, aborde le sujet difficile de la phrase et fait avancer la question, nous semble-t-il ; la démarche est pondérée et progressive, notant à juste titre l'apparente évidence de la notion pour mieux s'en méfier et dégageant au titre de préalables nécessaires des éléments de réflexion générale sur la ponctuation dans son rapport avec la définition d'un style. L'auteur exploite certaines déclarations de l'écrivain, notamment au sujet de l'oralisation problématique de la «phrase» simonienne (peut-être la lecture de La Route des Flandres enregistrée par Vitez pourrait-elle être ici prise en compte?). L'examen de l'ouverture du roman est de bonne méthode. Cela permet à C.R. de dégager la manière dont la ponctuation accompagne les glissements énonciatifs de manière décalée. Elle fait au « signe complexe » (combinaison de quatre signes de ponctuation parfois) la place qu'il mérite. Elle distingue de façon convaincante parenthèse et tiret, faisant bien apparaître le rôle visuel de ce dernier. La virgule quant à elle donne lieu à un effort de quantification. Cette analyse bien menée débouche alors sur la problématique suivante : « dans quelle mesure est-on fondé à parler encore de phrase dans l'Écriture de LRF? » Le choix de la prudence conduit l'auteur à n'opter ni pour une définition graphique de la phrase, ni pour une définition exclusivement grammaticale. En effet il montre très bien comment la « phrase » (?) simonienne se joue des modèles grammaticaux. Pour résoudre les difficultés auxquelles conduit l'application de cette notion est élaborée celle de « hors-phrase », ou plutôt d'une conjonction phrase/hors-phrase, rendant compte de l'Écriture simonienne sur le mode d'une alternance de la dilatation et du repli, qui aboutit au problème essentiel du rythme (la citation de Benveniste est légèrement approximative, mais qu'importe?) La notion essentielle de variation apparaît par petites touches, avant d'être systématisée, lorsqu'on s'efforce, pour finir, de saisir de l'intérieur la dynamique particulière du texte simonien.
Véronique GOCEL L'information grammaticale 1999.